Les croix parsèment les campagnes du Cantal. Elles sont pour nous, à juste titre, le signe évident d’une emprise de la religion chrétienne sur la vie de nos ancêtres mais elles traduisent également l’enchevêtrement de coutumes et croyances bien plus anciennes…
Inscrite dans notre paysage quotidien, les croix sont très essentiellement présentes dans les campagnes et les villages. Qu’il s’agisse de croix de menhirs, de chemins, de limites de territoires, de cimetières, de ponts ou même de sommets, elles viennent également mystérieusement orner certaines fontaines ou le toit des bâtiments. En l’hommage d’événements marquants (épidémies, processions, chemins de croix, vœux exaucé ou meurtre, etc…), elles sont aussi les témoins de l’avancement du christianisme sur les terres les plus reculées ainsi qu’une trace de nos lointains ancêtres qui ont souvent voulus laisser un souvenir de leur existence.
À défaut de l’utiliser fréquemment, nous connaissons tous l’expression “être à la croisée des chemins”. Les croix qu’on trouve de temps en temps à ces intersections nous mettent sur la voie. Elles ont bien entendu pour rôle d’indiquer son chemin au passant hésitant lorsque la neige brouille les pistes mais pas seulement. En effet, la campagne est dans la croyance populaire, le théâtre isolé de mystères de la nature et notamment en plein hiver ou lorsque la nuit tombe. Jadis, nos ancêtres avaient pourtant l’obligation de se déplacer en pleine nuit, à l’heure où travaille l’imaginaire et il n’est ainsi pas rare de nos jours de trouver des “croix de peurs”, c’est-à-dire des croix plantées à ces endroits précis qui inspiraient la peur de nos aïeuls. En véritable totems ou talismans, ces croix assuraient protection selon la croyance populaire et notamment contre les “chassos boulontos”, les “chasses volantes” sur lesquelles nous reviendrons dans un prochain chapitre.
De véritables mauvaises rencontres, on pouvait en faire fréquemment à l’époque où la féodalité déployait sa toile. C’est sur ce constat, aux XIe et XIIe siècles, qu’ont commencé à se multiplier les Sauvetés, dont la Châtaigneraie conserve un fameux exemple avec la cité de Montsalvy (« Monte Salvii », le « Mont du Sauvé »). Et comment délimiter un territoire créé ex nihilo ? Par des croix bien sûr, puisqu’il s’agissait d’assurer la sécurité de ses occupants par l’autorité de la religion catholique : franchir les limites d’une sauveté sans autorisation était un sacrilège, cela signifiait risquer l’anathème, la malédiction. Quoi de plus dissuasif à une époque où la plus grande crainte des hommes concernait leur salut ?
Le Roc Rôti à St-Saury, le rocher St-Géraud à Marcolès, le menhir du Pont-d’Orgon proche de Laroquebrou ou encore celui situé sur la route de Leucamp en venant de Teissières-les-Bouliès, au croisement avec la route de Benassac, ont tous les 4 en commun un élément : une petite croix en fer à leur cime. Œuvres de la nature ou taillés par l’Homme, ces rochers de type menhirs ont la caractéristique d’avoir été des lieux de cultes que l’Église a “récupéré” et sacralisé afin de les purifier des rites païens anciens.
En partant de Maurs, sur l’ancienne route vers St-Constant, il existe toujours la croix du nom de “Croix de St-Césaire”. Une légende s’y accroche selon laquelle les saints Césaire, Antoine et Constant se seraient affrontés pour la lutte des territoires que nos aïeuls du Moyen-Âge se disputaient. En effet à cette époque, les habitants de Maurs et de St-Constant se livraient une bataille acharnée car leurs 2 localités étaient les plus importantes des environs.
Non loin de la cité de Montsalvy, trône toujours une croix dans un bosquet d’arbres, au bord de la route et serait l’une des 4 potentielles croix qui délimitaient l’ancienne Sauveté fondée par le moine Gausbert. L’étrangeté de cette croix Ste-Anne réside dans le fait qu’aucune représentation de la sainte n’a été gravée ou même esquissée dans la pierre à l’inverse des autres croix de saints patrons. L’explication serait peut-être à rapporter à la source de la Ste-Font, toute proche qui comme nous l’avons évoqué dans un chapitre précédent, avait la propriété miraculeuse de rendre le lait aux nourrices qu’elles avaient perdu. Aussi, la référence à Ste-Anne, mère de Marie, serait peut-être à rapprocher de cette croyance mais le mystère reste entier…
A l’extérieur du village de Cayrols, en prenant la rue St-Géraud, il existe la croix de St-Géraud sur laquelle est d’ailleurs écrit “Croix de St-Géraud”, connue localement sous le nom de “La croux de sen Guiral”. Selon la tradition, elle témoignerait de la halte de la dépouille de St-Géraud lors de son dernier retour vers Aurillac.
Sur la commune de Montsalvy, au hameau de Cambon, il existe une croix d’inspiration médiévale dont il manque le haut du stipes et source d’une légende ancienne. En effet, à son pied (elle repose actuellement sur une meule circulaire), on enterrait jadis en secret les jeunes enfants morts non baptisés ou illégitimes. Ensuite, la nuit suivant l’enterrement, les voyageurs qui passaient tout près pouvaient voir des feux follets et entendre de petites voix comme venues d’outre-tombe, semblant se disputer les passants “voilà mon parrain !”, “non c’est le mien!” et ces chamailleries duraient le temps que les voyageurs s’éloignent de la croix… Jusqu’à ce qu’un généreux passant décide de leur répondre « je suis votre parrain à tous » pour que les cris cessent…
Sur la commune de Cayrols, au lieu-dit l’Escureyrie, la croix nous est parvenue, vestige d’un ancien cimetière “sauvage” dans lequel reposaient les victimes d’une épidémie (certainement la peste). Cette croix aurait fait l’objet de processions durant de nombreuses années.
A Junhac, la croix près de l’église est d’autant plus étonnante qu’elle siège en duo avec une statue nommée “l’dole” sur laquelle nous reviendrons plus tard en détails. A elle seule, cette croix présente une particularité puisque sa base est un ancien bénitier dont les lointains cousins se trouvent selon les dires à Leynhac (devant le fort), à Maurs (rue de la Martinelle) ainsi qu’à Ladinhac (dans l’église). Il semblerait qu’elle rappelle “jadis la présence d’une première église et de son cimetière attenant, près de l’ancienne école” et que l’on y allait en procession.
La fontaine de Cassaniouze est dotée d’un buste de Marianne qui n’a pas toujours été là. En effet, de nombreuses croix de fontaines ont disparu au profit des statues comme ce fut le cas dans ce village en 1908. La vieille croix est depuis remisée dans le cimetière du village.
St-Etienne-Cantalès a été le théâtre d’une étrange légende. Tout comme à Anglards-de-Salers, il semblerait qu’une croix (aujourd’hui disparue à St-Etienne) ait rappelé pendant plusieurs siècles, la bataille “des champs catalauniques” qui aurait opposé Atilla à Aetius. “Catalaunique” viendrait de “cataloco” ou “cantales” de nos jours, d’où St-Etienne-Cantalès, au nom évocateur de ces faits.
Dans le petit village de Fournoulès, la croix est une rareté au vu de ses anges. Elle serait même unique en son genre dans le Cantal, les caractéristiques techniques du XVIIe siècle y étant réunies ! En effet, bien souvent, la représentation des anges est difficile sur les croix compte tenu du manque de place mais dans ce cas précis, le pari est réussi ! D’autant plus que la pierre locale étant calcaire, ce paramètre a facilité la fine réalisation des détails. Abritée sous le auvent du monument aux morts, la croix représente ainsi le Christ crucifié, le premier ange tenant deux calices et le 2e récoltant le sang de la blessure.
Sources : « Croyances, légendes et traditions populaires dans le Cantal » de Pierre Moulier et « Croix de Haute-Auvergne » de Pierre Moulier